Entretien avec Daniel Barenboim

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Entretien avec Daniel Barenboim

Daniel Barenboim
Daniel Barenboim
© AFP - Annette Riedl

Le 12 novembre 1989, trois jours après la chute du mur, l'Orchestre Philharmonique de Berlin donnait un concert gratuit aux citoyens de la désormais ex-RDA ; à la baguette, Daniel Barenboim. L'occasion, puisque nous fêtons les 30 ans de ces événements, de rencontrer le maestro et pianiste.

Daniel Barenboim, au-delà d'une brillante carrière de musicien, a toujours donné à ses projets artistiques une portée politique plus large ; voilà notamment vingt ans qu'il a créé, avec Edward Saïd, le West Eastern Divan Orchestra, qui réunit des musiciens de divers pays du Moyen-Orient. Par ailleurs, le chef d'orchestre a mené un grande partie de sa carrière à Berlin, sa ville de résidence : ainsi, son expérience de la chute du Mur et de ses conséquences, le concert donné sous sa direction le 12 novembre 1989, son analyse nuancée de la situation allemande, tous ces éléments font de Daniel Barenboim un interlocuteur privilégié pour évoquer ces sujets à l'occasion de l'anniversaire de la chute du mur. Interview menée par Sofia Anastasio. 

Sofia Anastasio : Demain nous fêterons les 30 ans de la chute du mur de Berlin. J’ai une toute première question : est-ce que vous vous souvenez de ce que vous faisiez lorsque vous en avez pris connaissance ?

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Daniel Barenboim : Oui, j’en ai pris connaissance, vague connaissance, le 8 au soir, où déjà on en parlait. Je dînais avec Patrice Chéreau à Berlin. Mais la confirmation, je ne l’ai eue que le matin du 9. J’enregistrais Cosi fan tutte, de Mozart, avec le Philharmonique de Berlin. Quand je suis arrivé pour la séance, ils m’ont demandé si je pouvais libérer des musiciens pour organiser un concert. J’ai dit oui, à deux conditions : que ce soit gratuit, et réservé aux citoyens de la RDA. Ils étaient d’accord, et ils ont tout arrangé.

Vous vous souvenez de ce que vous avez ressenti à ce moment-là ?

Vous savez, tous ceux qui vous disent qu’ils avaient prévu tout ça… Non. Il n’y avait pas un être humain, qui, un an avant, aurait imaginé cela, ou même six mois. C’était complètement inattendu. Le souvenir personnel le plus fort que j’ai, c’est après le concert. Le concert était donc le dimanche 12 novembre 1989, à midi : il fallait montrer une pièce d’identité est-allemande pour pouvoir entrer. Et la queue avait commencé à 4h du matin. C’était inoubliable. Après le concert, des amis et connaissances étaient dans ma loge. Et puis on m’a dit d’aller à ma séance d’enregistrement, à 16h. Tout le monde est sorti, sauf une dame, elle était contre le mur, avec un jeune homme. Elle ne bougeait pas. Elle s’est approchée, m’a donné un bouquet de fleurs et m’a dit : « je me suis mariée il y a 30 ans. Quand mon fils a eu 6 mois, mon mari a émigré à l’Ouest avec cet enfant, et m’a laissée seule. Depuis, chaque soir, je pensais à lui  ; j’espérais qu’un jour j'allais pouvoir le voir, mais j’avais perdu tout espoir. Hier soir, ça a sonné chez moi, et ce jeune homme qui est là avec moi, c’est lui, c’est mon fils. Pour célébrer notre rencontre, nous sommes venus vous écouter ». Ça m’a tellement touché. 

Vous êtes installé en Allemagne, vous êtes chef principal à vie de la Staatskapelle de Berlin, vous avez inauguré en 2017 la salle Pierre Boulez, vitrine de votre Académie Barenboim – Saïd. Est-ce que pour vous, en 2019, la ville de Berlin porte toujours en elle cette histoire, ce moment de la chute du mur ?

Vous savez, l’Allemagne est réunifiée, mais c’est plus clair sur le papier qu’en réalité. Tous les gens de l’ex- RDA avaient vécu la dictature hitlérienne, puis la dictature soviétique. Ils n’avaient jamais vécu la démocratie. Les problèmes qu’il y a aujourd’hui en Allemagne sont dus en partie à ce fait. Le gouvernement fédéral allemand a été très généreux économiquement avec l’ex-RDA, mais ils n’ont pas pensé à l’éducation, qui est pourtant essentielle. Beaucoup de citoyens de l’ex-RDA pensent qu’ils sont des citoyens de troisième catégorie : la préférence irait aux Ouest-Allemands, puis aux migrants, et les ex Est-Allemands seraient en bas de la liste. Ce n’est pas une très bonne chose, et je me demande parfois si c’est trop tard. Mais c’est là une pauvreté qui est dans l’esprit de notre temps, où on confond l’information et l’éducation. Et internet, qui est une découverte extraordinaire, qui a facilité tellement de choses, a eu aussi un effet très négatif : il entraîne une confusion entre information et éducation. Dans une vraie éducation, il n’y a pas de chemin que l’on puisse raccourcir.

On retrouve votre volonté de défendre l'éducation et de mêler les peuples dans le West Eastern Divan Orchestra et votre Académie Barenboim  - Saïd ...

C’est une académie dans un double sens : une école et un conservatoire, d’abord, mais c’est aussi une académie orchestrale. Par exemple, pour la dernière tournée que nous avons faite avec le West Eastern Divan Orchestra il y a une dizaine de jours, entre 10 et 15% des musiciens étaient des élèves de l’Académie. C’est un système merveilleux, qui donne une chance à des jeunes qui ont beaucoup de talent et aucune expérience, de jouer un certain nombre de concerts assis à côté de quelqu’un qui a beaucoup d’expérience mais qui a peut-être perdu un peu d’enthousiasme. Il y a un effet très bénéfique pour chacun d’entre eux.

Est-ce que cela crée des échanges sur les situations politiques des différents pays dont son originaires les musiciens ?

A l’Académie et à l’orchestre, nous avons des Israéliens, des Palestiniens d’Israël, de Cisjordanie et de la diaspora, mais aussi des Turcs, des Libanais, des Syriens, des Egyptiens, des Iraniens… Un orchestre, c’est le miroir d’une société : il y a des gens qui s’intéressent à l’actualité, d’autres qui ne s’y intéressent pas. C’est une communauté, qui fonctionne comme toutes les communautés.

Peut-on également parler d’une absence de frontière entre les musiciens et le public dans la Salle Boulez que vous avez inauguré à Berlin en 2017– salle où les musiciens sont au centre du public ?

Quand la salle était encore en construction, je me souciais du confort de mes collègues musiciens, j’avais peur qu’ils ne soient pas à l’aise, car le public est tellement proche. Mais pratiquement personne ne s’est plaint. La chose la plus extraordinaire de la Salle Boulez est due à sa forme ovale : on est une seule communauté. Dans toutes les salles de concert du monde, il y a deux communautés. Chez nous, il n’est pas question d’une distinction entre la salle et la scène. La public et les musiciens ne sont pas séparés, il n’y a qu’une seule communauté, et c’est une sensation merveilleuse. 

Pensez-vous que nous vivons un moment particulier en 2019, avec les événements politiques actuels dans le monde et en Allemagne  ?

En Allemagne, l’un des problèmes principaux - à part celui que j’ai mentionné concernant la réunification - c’est l’antisémitisme. C’est une chose affreuse. Ça existe depuis que le peuple juif existe, mais les Allemands ont quand même une responsabilité dans ce crime unique dans l’histoire de l’humanité. Donc voir l’antisémitisme s’assumer à nouveau ouvertement préoccupe beaucoup de gens, et j’en fais partie. Je trouve que la réunification a raté le moment de sensibilité humaniste qui aurait été nécessaire. La ville de Berlin en est un bon exemple. Si vous demandez à un parisien ce qui est typique de Paris, il vous dira le Louvre, la Tour Eiffel, ou le PSG. Si vous demandez à un berlinois ce qui est typique de Berlin, la réponse est toujours « en ex Berlin-Est c’est comme-ci comme ça, un ex Berlin-Ouest c’est comme-ci comme ça ». Donc c’est bien que la réunification a raté une marche.

Pour terminer sur une note d’optimisme : selon vous, tout irait mieux avec davantage d’éducation et de culture ?

A mon avis oui ! La grande pauvreté de notre société, c’est exactement le manque de culture, de curiosité et d’éducation. 

Est-ce qu'un événement culturel comme la célébration du 250e anniversaire de Beethoven peut rassembler le peuple allemand selon vous ? 

J'aime votre naïveté. L'anniversaire de Beethoven ne va rien résoudre, mais c’est une occasion. Il y a des choses qui s’obtiennent par des petits pas. Espérons qu’il s’agit là de l’un de ces petits pas.

Vous donnez vous même l’intégrale des sonates à la Philharmonie de Paris jusqu’au 21 janvier prochain. Est-ce que votre interprétation et votre vision de l’œuvre de Beethoven a beaucoup évolué au cours du temps ?

Chaque jour ! Chaque jour qu’on joue quelque chose, on apprend quelque chose. C’est comme une montagne, il y a toujours un versant qu’on ne voit pas. Etre musicien, c’est un énorme cadeau : on apprend plein de choses, on en sait de plus en plus, mais il faut toujours recommencer. Encore aujourd’hui, j’apprends des choses. Quand je jouerai tel programme demain, je serai obligé de recommencer à zéro. C'est un énorme cadeau.

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