Alban Berg et la Suite lyrique, épisode 2 : Un Lied amoureux lentement dévoilé

Alban Berg, 1920 / Alexander von Zemlinsky, 1907 ©Getty - Ullstein Bild /
Alban Berg, 1920 / Alexander von Zemlinsky, 1907 ©Getty - Ullstein Bild /
Alban Berg, 1920 / Alexander von Zemlinsky, 1907 ©Getty - Ullstein Bild /
Publicité

Les enquêtes musicales de Claude Abromont, Alban Berg et la Suite lyrique, épisode 2 : un Lied amoureux lentement dévoilé.

Le titre Suite lyrique donné par Berg à son quatuor n’est pas qu’une indication poétique. Au contraire, il fait un clin d’œil direct à la symphonie de son ami, ami à qui il dédie d’ailleurs tout le quatuor. La présence de Zemlinsky est profonde mais elle n’est pas isolée. Il est au contraire possible de la replacer dans un ensemble de citations présent dans tout le quatuor, certaines de Wagner, d’autres de son propre opéra Wozzeck... Mais les plus importantes sont celles de la Symphonie lyrique.

Cela ne peut étonner lorsqu’on connaît le rôle de premier plan que Zemlinsky a joué pour les compositeurs de l’école de Vienne. Il s’est mieux intégré qu’eux dans le monde musical, notamment grâce à ses grands succès comme chef d’orchestre. Surtout, c’est lui qui les a introduits auprès de Mahler. Et Mahler, prestigieux directeur de l’opéra de Vienne, les a ensuite aidés avec générosité. Zemlinsky était également un pédagogue talentueux. Quelques années auparavant, il l’avait démontré en ayant comme élève Alma Mahler, et en la poussant à composer… avant que son mari, dans une lettre inimaginable, ne le lui interdise définitivement. Et le coup de maître de Zemlinsky reste d’avoir été l’unique professeur de Schoenberg… avant de devenir son beau frère. Comme compositeur, il a longtemps été cruellement jugé par l’histoire de la musique, rangé dans cette catégorie des petits maîtres que l’on peut oublier. Confiant malgré tout, Schoenberg affirmait que la musique de Zemlinsky peut attendre. Et il a eu raison, le public le redécouvre à présent. De nombreuses scènes d’opéra montent avec succès Le Nain ou Une Tragédie florentine.

Publicité

Composée en 1922, trois ans avant la Suite lyrique, la Symphonie lyrique de Zemlinsky est une symphonie d’un genre particulier : une symphonie de Lieder. Au fil des mouvements alternent des Lieder pour baryton et pour soprano. Cela vaut la peine de l’écouter en entier, de voyager depuis le ton héroïque de son début jusqu’à l’enivrante fin extatique. Le goût était alors répandu pour une poésie exotique. Le modèle direct de la symphonie, le Chant de la terre de Mahler qui avait choisi de mettre en musique des poèmes chinois de Li-Tai Po. Pour Zemlinsky, ce sera Rabindranath Tagore. C’est un poète de l’Inde, prix Nobel de littérature en 1913. Or les poèmes choisis par Zemlinsky sont tirés d’un recueil intitulé L’Offrande lyrique. L’enquête sur la provenance du mot lyrique est ainsi définitivement close.

Mais pourquoi Berg cite-t-il une mélodie du 3e mouvement de cette symphonie ? Et pourquoi le fait-il d’une façon particulièrement déstabilisante ? Les poèmes de Tagore sont d’inspiration variée. Le second Lied, par exemple, est d’une grande cruauté. Une jeune fille se prépare au passage du convoi d’un prince devant sa fenêtre. Elle ne sait pas comment faire pour attirer son regard, comment s’habiller, se coiffer. Devant l’œil effaré de sa mère, elle jette son plus beau bijou, un collier de rubis sur le chemin, espérant que le prince intrigué le ramasse et la regarde enfin. Mais le convoi poursuit sa route, ne laissant qu’une trainée rouge sur le sable. Et le prince ne sut jamais quel fut le cadeau de la jeune fille. Brrr. Un Lied froid et bouleversant.

Après ce Lied, Zemlinsky déchaîne une grande transition symphonique qui mène au Lied amoureux qui nous intéresse. Berg en cite une phrase musicale dans son quatuor. Le texte chanté dit : « Je te pare et t’habille toujours des désirs de mon âme, tu es à moi, à moi, toi qui habite dans mes rêves sans fin ». Et ce que Berg cite exactement est : « Du bist mein eigen, mein eigen », c’est-à-dire : « tu es à moi, à moi ». Et il le fait dans son mouvement 4, indiqué Adagio appassionato, cœur expressif de son quatuor en six mouvements.

Ce quatuor est composé à l’ère de la psychanalyse. Berg, une fois, a même consulté Sigmund Freud. Musicalement, dans son quatuor, Berg veut traduire une pulsion d’abord cachée, puis révélée, celle d’un amour qui va devenir irrépressible comme celui de Tristan et d’Isolde. Pour y parvenir, il cite une première fois la phrase de Zemlinsky. Mais personne alors ne l’entend. Elle est confiée à l’alto, tandis que les trois autres instruments du quatuor déroulent des motifs en doubles croches et couvrent la citation. La seconde fois, par contre, elle est amenée par une évocation du Prélude du Tristan und Isolde. Cette évocation sonne comme une prémonition de ce que la mort sera la seule issue possible. Et là, après des arpèges à la couleur glaciale, Berg laisse la citation à découvert, au violon 2, et indique : « libre, comme un récitatif ». La citation de Zeminsky est tonale, en mi bémol majeur, tandis que la musique de Berg est atonale. Comment réussir à gérer ce qui pourrait devenir un conflit de styles ? Eh bien, Berg ne change pas les notes de la citation mais il l’harmonise dans une fausse tonalité. Pas n’importe laquelle ! Il choisit la tonalité de ré majeur/mineur, une tonalité obsessionnelle pour les Viennois. Ré fut la tonalité des 9e symphonies, celles de Beethoven, de Bruckner et de Mahler. Et le tragique de Berg a peu à leur envier…

L'équipe

pixel