New York (1924-25) : du bleu rhapsodique de Gershwin au bleu roi de Smack !

circa 1925: American composer George Gershwin (1888 - 1937) (C) writes notation on sheet music as his brother and partner, lyricist Ira Gershwin (1896 -1983) (L), and British dramatist Guy Bolton (1884 - 1979), look on.  ©Getty - Hulton Archive/Getty Images
circa 1925: American composer George Gershwin (1888 - 1937) (C) writes notation on sheet music as his brother and partner, lyricist Ira Gershwin (1896 -1983) (L), and British dramatist Guy Bolton (1884 - 1979), look on. ©Getty - Hulton Archive/Getty Images
circa 1925: American composer George Gershwin (1888 - 1937) (C) writes notation on sheet music as his brother and partner, lyricist Ira Gershwin (1896 -1983) (L), and British dramatist Guy Bolton (1884 - 1979), look on. ©Getty - Hulton Archive/Getty Images
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Nous sommes entre février 1924 et octobre 1925, entre la création de la Rhapsodie in Blue par George Gershwin, et les dernières soirées au Roseland Ballroom de l’orchestre de Fletcher Henderson avec Louis Armstrong.

Programmation musicale 

New York, 1924. George Gershwin est balloté par le roulis régulier d’un train, l’esprit occupé par l’écriture d’un concerto de jazz pour Paul Whiteman. Gershwin avait laissé cette commande de côté… mais un article dans le journal le New York Tribune datant du 4 janvier 1924, vient lui mettre un coup de pression.  Titre de l’article : « Nomination des juges de Whiteman », sous-titre : « le comité décidera de ce qu’est la musique américaine’, lors du concert de Paul Whiteman, au Aeolian Hall, le mardi 12 février”.  L’article du New York Times précise que George Gershwin travaille à un concerto de jazz… ».

George Gershwin
Rhapsody in blue
George Gershwin, piano
CD Nonesuch

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Paul Whiteman, l’organisateur de ce concert hors norme au Aeolian Hall, est la nouvelle vedette des disques Victor, recruté avec son orchestre pour ambiancer le très chic Palais Royal à New York.

Pour Whiteman, il s'agit de hisser la musique américaine à la hauteur des compositions venues d’Europe tout en s’appropriant le jazz, « cette énergie emmagasinée en Amérique », comme dit Gershwin.  Whiteman est enthousiaste, à une semaine du concert : « je sentais que George pouvait m’écrire la chose dont j’avais besoin. Quelque chose qui démontrerait que le jazz avait progressé. Quelque chose qui exprimerait ce que je cherchais à mettre en lumière. »

Jimmie Johnson / Cecil Mack
Charleston
Paul Whiteman & his orchestra
CD Rhino Records

Peu de temps avant le concert de Whiteman au Aeolian Hall, a lieu, à quelques rues de là, dans le prestigieux Carnegie Hall, le 31 janvier 1924,  la création américaine du Sacre du Printemps de Stravinsky, dirigé par Pierre Monteux à la tête de l’orchestre symphonique de Boston. 

Le public new-yorkais s’était préparé au pire, écrit le New York Times, parce qu’il avait eu les échos de la création mondiale au Théâtre des Champs-Elysées, dix ans plus tôt, et qu’il s’attendait à une musique laide et effrayante. Or ce concert est un immense succès et la critique est enthousiaste. Comme l’écrit Olin Downes dans l’édition du New York Times le lendemain, le Sacre est traversée d’une énergie primitive et parfois vertigineuse…

Igor Stravinsky
Le Sacre du printemps (Adoration de la terre)
Orchestre Symphonique de San Francisco
Direction : Pierre Monteux
CD Sony Classical

Musicopolis
24 min

T.W. Wakker / J. Trent
Whiteman stomp
Paul Whiteman & his orchestra
CD EPM Records

George Georgshwin /  Ira Gershwin
Oh lady be good
Paul Whiteman & his orchestra
Vinyle Grammophone

À réécouter : Gershwin et Broadway
Gershwin le Magnifique
58 min

Original Dixieland Jazz Band
Livery Stable Blues
Original Dixieland Jazz Band
CD RCA

Original Dixieland Jazz Band
Livery Stable Blues
Fletcher Henderson
CD Goodfellas

John Schoenberger / Richard Coburn
Whispering
Paul Whiteman & his orchestra
CD EPM Records

La Rhapsodie in blue est une oeuvre est devenue l’oeuvre emblématique de ces « Roarings Twenties » . George Gershwin explique sa démarche ainsi, le cite : « j’ai essayé de composer un kaléidoscope musical de l’Amérique, avec son grand mélange de races, notre incomparable vivacité, notre blues, notre folie urbaine. Dans la Rhapsodie, j’ai voulu exprimer notre mode de vie, le tempo de notre quotidien, avec sa vitesse, son chaos, sa vitalité. » Le retentissement est immense.

Ainsi le critique du New York World, Deems Taylor, estime que la Rhapsody in Blue est un peu "crue, mais donne à entendre quelque chose de nouveau, qui n’a pas été dit jusque là en musique’. Il conclut : Gershwin ‘pourrait bien sortir le jazz de la cuisine’.  Précisément, aux yeux d’un public blanc, le jazz est alors en cuisine, en arrière-salle. Faut-il souligner qu’aucun musicien noir n’est invité à défendre le jazz sur la scène de l’Aeolian Hall ? 

George Gershwin
Rhapsody in blue
George Gershwin, piano
Columbia Jazz Band
CD Sony Classical

Quel rapport Paul Whiteman entretient-il avec les formidables orchestres noirs qu’il connaît d’ailleurs bien ?

Eubie Blake
Shuffle along : I’m just wild about Harry
Hughes Pollard & his orchestra
CD Bear Family Records

Eubie Blake
Shuffle along : I’m just wild about Harry
Paragon Ragtime orchestra
Direction : Rick Benjamin
CD New World Orchestra

Eubie Blake / Will Vodery
Shuffle along : ouverture
Paragon Ragtime orchestra
Direction : Rick Benjamin
CD New World Orchestra

James Reese Europe
Castle walk
Europe’s Society Orchestra
Direction : James Reese Europe
CD Frémeaux & Associés

James Reese Europe
Castle walk
Paragon Ragtime orchestra
Direction : Rick Benjamin
CD New World Orchestra

Louis Armstrong s’est marié avec la pianiste Lil Hardin le 5 février 1924, soit une semaine avant le fameux concert de Paul Whiteman et George Gershwin… la pianiste a encouragé son mari à quitter l’orchestre de Joe Oliver, à devenir soliste, elle lui fait travailler son déchiffrage, développe ses connaissances harmoniques, et elle finance le voyage jusqu’à New York, où son mari rejoint l’orchestre de Fletcher Henderson en octobre 1924. 

All that Jazz
59 min

Charlie Davis
Copenhagen
Fletcher Henderson & his orchestra
CD Universal Music

Kahn Gus / Jones
I’ll see you im my dreams
Louis Armstrong, trompette
Fletcher Henderson, piano
Fletcher Henderson & his orchestra
CD Timeless

A. Short / J. Mont
Popular street blues
Louis Armstrong, trompette
Fletcher Henderson, piano
Fletcher Henderson & his orchestra
CD Timeless

Fletcher Henderson, surnommé Smack, a été recruté au Roseland Ballroom, un nouveau lieu de divertissement et de danse, construit récemment au croisement de Broadway et de la 51e rue, dans le Theater District, le quartier des théâtres, à mi-chemin entre Carnegie Hall et l’Aeolian Hall. Le dancing est réservé à un public blanc, mais le « hot jazz » suscite un tel engouement qu’un orchestre noir est embauché, celui de Fletcher Henderson.

Dave Leader / M. Coleman / Harry Eller
Money blues
Louis Armstrong, trompette
Fletcher Henderson, piano
Elmer Chambers, trompette
Charlie Green, trombone
Buster Bailey, clarinette
Kaiser Marshall, batterie
CD Timeless

Rodemich/Conley/Redman
Shangai shuffle
Louis Armstrong, trompette
Fletcher Henderson, piano
Fletcher Henderson & his orchestra
CD Timeless

Louis Armstrong arrive dans un orchestre un peu trop collet monté à son goût. L’accueil est glacial. Smack avait des airs de Norvégien dans son strict complet gris-fer, raconte Armstrong. Il lui désigne son pupitre, la répétition commence, tous les musiciens regardent le nouveau-venu du coin de l’oeil, Armstrong joue sa partie… et alors que le morceau indique un diminuendo, du fortissimo jusqu’à une nuance pianissimo, le chef interrompt l’orchestre et interpelle son nouveau trompettiste : “Louis, tu n’as pas suivi l’arrangement écrit sur la partition ! que fais-tu de l’indication pianissimo ? » Et Armstrong répond avec une fausse ingénuité : « oh, i thought that meant pound plenty ! », je croyais que ça voulait dire d’y aller à fond ! on pourrait traduire aussi, en reprenant le jeu de mot sur le double p : je croyais qu’il fallait jouer à plein poumons ! L’orchestre se détend, Armstrong a mis ses confrères dans sa poche…

Louis Armstrong / Don Redman
Sugar foot stomp
Fletcher Henderson & his orchestra
CD BBC

Bloom / Costello
Carolina Stomp
Louis Armstrong, trompette
Fletcher Henderson, piano
Fletcher Henderson & his orchestra
CD Timeless

Duke Ellington passe régulièrement écouter le band Fletcher Henderson et témoigne : « Quand l’orchestre de Smack a commencé à jouer en ville avec Louis dans ses rangs, personne n’avait jamais rien entendu de pareil. Il n’y a pas de mots pour décrire le choc qu’ils produisaient. Et Louis, comme n’importe quel autre musicien, trimballait son instrument avec lui, faisait le boeuf, jouait dans tous les endroits où il allait. Dans la rue, tout le monde parlait de lui. »

Paul Whiteman vient lui aussi écouter le band  et il en conclut que s’il avait été blanc de peau, il aurait été millionnaire !

George Gershwin
Concerto pour piano en fa majeur
Garrick Ohlsson, piano
Orchestre Philharmonique de San Francisco
Direction : Michael Tilson-Thomas
CD Sony Classical

Le 3 décembre 1925, le Carnegie Hall fait salle comble. Le public se presse, pour entendre le Concerto en Fa de George Gershwin. Glazounov est présent ce soir-là, dans la salle.  Le jeune musicien américain autodidacte est très content de rencontrer Galzounov, il se cherche un maître et demande à étudier l’orchestration avec lui.

T.W. Wakker / J. Trent
Whiteman stomp
Fletcher Henderson, piano
Fletcher Henderson & his orchestra
CD Master of Jazz

Louis Armstrong
Potato head blues
Louis Armstrong, cornet
Johnny Dodds, clarinette
Johnny Saint-Cyr, piano
CD Columbia

Novembre 1925, Armstrong quitte l’orchestre de Henderson, il veut retourner à Chicago, où sa femme Lil Hardin dirige l’orchestre des Dreamland Syncopators…

Andy Razaf / Fats Waller
Alligator crawl
Louis Armstrong, cornet
Johnny Dodds, clarinette
Johnny Saint-Cyr, piano
CD Columbia

Lil Armstrong
Struttin’with some barbecue
Louis Armstrong, cornet
Johnny Dodds, clarinette
Johnny Saint-Cyr, piano
CD Columbia

All that Jazz
59 min

D’où provient le jazz le plus innovant du moment ? Est-ce de la maison de Lil et Louis Armstrong à Chicago avec les Hot Five et Hot Seven, est-ce dans le Roseland Ballroom à New York avec Fletcher Henderson, du Royal Palace avec Paul Whiteman, des salles de théâtre où George Gershwin est à l’affiche ? Ou encore dans ce duo de Louis Armstrong avec le pianiste Earl Hines… ?

King Oliver
Weather bird
Louis Armstrong, trompette
Earl Hines, piano
CD Frémeaux et Associés

Bibliographie

"Louis Armstrong and Paul Whiteman – Two Kings of Jazz", Joshua Berrett, Yale University Press, 2004
« Réflexions et souvenirs », Sergueï Rachmaninov, Buchet-Chastel  
« Sergei Rachmaninoff, A Lifetime in Music », Sergei Bertensson, Muriwai Books  
« Les grands violonistes du XXe siècle », Jean-Michel Molkhou, Buchet-Chastel  
« Sergei Prokofiev : Autobiography, Articles, Reminiscences », University Press of the Pacific, Hawaï  
« Le jazz dans tous ses états », Franck Bergerot, Larousse
« L’histoire du jazz, le premier jazz, des origines à 1930 », Gunther Schuller, PUF  
« Ecoutez-moi ça : l’histoire du jazz racontée par ceux qui l’ont faite », Buchet-Chastel  
« George Gershwin », Franck Médioni, Folio biographies  
Archives du New York Times, du Metropolitan Opera et de Carnegie Hall

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