Boulez à facettes : de la fulgurance au plaisir, un portrait de Pierre Boulez

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Boulez à facettes : de la fulgurance au plaisir, un portrait de Pierre Boulez

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Boulez à facettes, 603X380
Boulez à facettes, 603X380

Pierre Boulez est un créateur au rayonnement mondial dont les 27 Grammy Awards disent à peine l’influence qu’il eut sur son siècle musical. A lire, ou à relire « Boulez à facettes », portrait du Maître, signé par le musicologue Claude Abromont

Compositeur, chef d’orchestre, polémiste, théoricien, défenseur de la création contemporaine… Pierre Boulez a laissé son empreinte sur toute la deuxième moitié du XXe siècle. Lui rendre hommage, veut dire célébrer à la fois son œuvre musicale et son rôle prépondérant dans la création contemporaine. Mais au fait, que sait-on de lui ?

Jalonnée d’une profusion de réalisations vertigineuse, la carrière de Pierre Boulez semble un défi posé à toute tentative de bilan. Peut-être est-il encore trop tôt ? L’homme a imprimé sa marque sur toute la seconde moitié du xxe siècle. On est pour ou contre lui, rarement indifférent. Dégager le fil conducteur de cette suractivité poursuivie pendant près de trois quarts de siècle met pourtant au jour une dynamique formidablement lisible et cohérente : Pierre Boulez est avant tout compositeur. Le reste en découle comme une rigoureuse équation combative. S’il a mille vies, elles ont une âme et elles ont un centre.

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Compositeur, sa musique est nouvelle. Faut-il la diriger ? Il devient chef d’orchestre. La pensée qui nourrit sa musique est inédite. Faut-il la faire connaître, en débattre ? Il devient théoricien. La technique mise en œuvre dans l’écriture des années 50 est complexe à saisir. Faut-il un passeur pour la transmettre ? Il devient pédagogue. Sa musique et celle de ses collègues n’est pas suffisamment jouée ? Il crée le Domaine musical, puis l’ Ensemble intercontemporain. Sa musique et celle de ses confrères compositeurs nécessitent des outils technologiques et informatiques nouveaux ? Il fonde l’IRCAM . Enfin, sa musique est dès l’origine attaquée, remise en cause, moquée ? Il devient polémiste.

L'apprenti

Pierre Boulez naît le 26 mars 1925 à Montbrison (Loire). Particulièrement avare en confidences concernant ses premières années de vie et ses parents – on sait juste que son père Léon était ingénieur, de caractère strict, et qu’il rapporta un poste TSF d’un voyage aux États-Unis tandis que sa mère, Marcelle Calabre, était si discrète qu’une biographe des années bouléziennes de direction du Philharmonique de New York, qui avait tenté à plusieurs reprises de la rencontrer, a fini par y renoncer. Il a confié qu’il aimait écouter sa sœur aînée Jeanne (née en 1922) jouer du piano. Séduit par la sonorité de l’instrument, il souhaite l’étudier. Il suit alors des cours particuliers dans la ville voisine de Saint-Étienne et, doté d’emblée de l’oreille absolue, il découvre au fil de la pratique chorale et de son intérêt pour la musique de chambre l’intensité de sa vocation. Quand il écrit ses premières partitions à 17 ans, influencé par des poètes tels que Baudelaire, il a déjà son bachot et est inscrit en math spé à Lyon.

Le “Petit Boulez”. 1940, au petit séminaire Victor de Laprade de Montbrison.
Le “Petit Boulez”. 1940, au petit séminaire Victor de Laprade de Montbrison.

Septembre 1943, le début de ses études au Conservatoire dans la classe d’harmonie de Georges Dandelot, dans le Paris occupé, puis l’année suivante l’entrée dans la classe d’Olivier Messiaen, constituent le grand tournant. Messiaen, compositeur et organiste magnétique, insuffle un vent de nouveauté, de curiosité et d’explorations rythmiques à une classe qui verra passer sur ses bancs la plupart des compositeurs de cette génération et des suivantes ( Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, Tristan Murail, Betsy Jolas, etc.). En 1945, René Leibowitz, qui a travaillé avec Schoenberg à Berlin, est la seconde rencontre déterminante. Compositeur et théoricien, il s’est attelé à faire découvrir le langage de l’école de Vienne aux Français. Excédé par son dogmatisme, Boulez retourne sans attendre poursuivre sa formation avec Messiaen.

Premiers éclats

L’étude de l’écriture, de l’analyse ainsi que la pratique déjà assidue de la composition ne détournent pas Boulez du piano (il est par ailleurs plaisant de savoir que c’est lui qui est à l’origine des sons pianistiques des Études de bruits 3 et 4 de Pierre Schaeffer !). Le passage aux ondes Martenot pour gagner sa vie aux Folies Bergère a des conséquences inattendues. En effet, Jean-Louis Barrault cherche un ondiste pour participer à la musique de scène d’Hamlet composée par Arthur Honegger, on lui suggère le jeune musicien. Sensible au créateur qu’il pressent et qu’il décrit « hérissé et charmant comme un jeune chat », il le fait dès 1946 directeur musical de sa compagnie. Boulez tient scrupuleusement ce rôle dans la fosse, de 1946 à 1956.

Pierre Boulez s’est souvent exprimé sur sa vision de la pédagogie, affirmant que le temps que l’on doit consacrer aux études ne peut qu’être court et fulgurant. Il applique cet adage à lui-même et, dès ses 21 ans, il est parfaitement autonome. Son appartement de la rue Beautreillis, dans le Marais, devient un des rendez-vous de l’Avant-garde, où une des chambres de bonne attenantes accueille notamment John Cage lors de ses passages parisiens. Un instinct sûr lui indique aussi comment s’entourer. La fréquentation du salon de madame Suzanne Tézenas et l’amitié de Pierre Souvtchinsky, qui fut un des proches de Stravinsky, constituent de grands accélérateurs de sa carrière

Le chef d'orchestre

Sa première expérience avec un grand orchestre n’a lieu qu’en 1957 quand, à la demande d’Hermann Scherchen initialement pressenti, il assume la direction de sa cantate Le Visage nuptial à Cologne. Pierre Boulez impose immédiatement son style de battue sans baguette presque inimitable, fait de précision et de rondeur, de souplesse et de rigueur. Auparavant, il avait fondé les Concerts du Petit-Marigny en 1953, puis l’année suivante le Domaine musical, offrant ainsi un cadre à l’expérimentation sonore de ce milieu du siècle. Une centaine de compositeurs internationaux – 360 œuvres – y sont jouées, fréquemment des créations dirigées par Boulez lui-même, autodidacte en la matière. À l’exception des répétitions de Désormières qu’il suit assidûment, son talent de chef se façonne par l’artisanat et sa réputation en ce domaine n’a depuis fait que grandir.

Sound and fury de Philippe Manoury par le Chicago Symphony Orchestra en 1999
Sound and fury de Philippe Manoury par le Chicago Symphony Orchestra en 1999
- Philippe Gontier

Impossible de résumer une carrière de chef dont le coffret de 67 CD proposant l’intégrale de ses seuls enregistrements CBS et Sony Classical (il existe aussi ceux d’Erato et de la Deutsche Grammophon !) ne donne qu’un mince aperçu. Pour citer quelques-uns des faits d’armes du gigantesque répertoire défriché où l’on trouve, voisinant une foule de jeunes créateurs, The Perfect Stranger de Frank Zappa et les Water Music d’ Haendel, comment ne pas rappeler son premier enregistrement de 1963 du Sacre du printemps d’ Igor Stravinsky, les Wozzeck (1964, avec Jean-Louis Barrault) et Lulu (1979, création de son troisième acte, avec Patrice Chéreau) d’Alban Berg à l’Opéra de Paris ou la fameuse Tétralogie wagnérienne à Bayreuth, toujours avec le fidèle Chéreau, pour le centenaire de l’œuvre en 1976 ? 

Infatigable voyageur, il a comme postes principaux l’Orchestre de Cleveland en 1967, l’Orchestre symphonique de la BBC de 1971 à 1975 en alternance avec l’Orchestre philharmonique de New York de 1971 à 1978, et l’Orchestre symphonique de Chicago en 1995. Pour mesurer l’évolution de sa conception de la direction au fil de sa carrière, le chemin le plus rapide semble être une comparaison entre ses deux intégrales Webern (la première enregistrée avant 1971, la seconde en 2000, passée de 3 à 6 CD puisque incluant désormais les œuvres sans numéros d’opus). À l’origine, le style est nerveux, voire agressif, mais formidablement dynamique, à l’arrivée, il s’est transformé, devenu encore plus souple, rutilant et sensuel.

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L’officiel

Son départ pour l’Allemagne en 1958, puis son installation à Baden Baden, offrent à Boulez une distance critique avec la France, tout en lui permettant de continuer à peser sur ses institutions. Plusieurs projets auraient pu favoriser son retour, mais furent autant d’épisodes douloureux dont porte la trace son fameux « Pourquoi je dis NON à Malraux » publié dans le Nouvel observateur après la nomination de Landowski en 1966, tandis que le dense projet de réforme de l’Opéra, rédigé conjointement avec Vilar et Béjart en 1967, reste lettre morte. Mais ce n’est que partie remise. Il se rattrape en participant aux réflexions sur la création à Paris de la Cité de la musique et en impulsant l’idée de la Philharmonie qui vient seulement d’être inaugurée. Revers de la médaille, il est considéré par ses détracteurs comme l’éminence grise omniprésente, voire occulte, des décideurs.
L’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) est comme son apothéose dans le paysage français. Ouverte en 1977–78, cette fourmilière a offert à une multitude de compositeurs une collaboration avec des informaticiens leur permettant de découvrir les possibilités de transformations du son en temps réel. La mythique 4X, l’ordinateur de Répons, y est développé. Et n’oublions pas le fer de lance audio de l’IRCAM, l’Ensemble intercontemporain et ses 31 solistes qui s’y consacrent entièrement à la musique des XXe et XXIe siècles.

Avec Andrew Gerzso et la 4X à l’IRCAM en 1989
Avec Andrew Gerzso et la 4X à l’IRCAM en 1989
- Photo Philippe Gontier

Le pédagogue et le théoricien

S’il n’a jamais occupé de poste officiel au sein d’un conservatoire, la pédagogie a tout de même marqué sa carrière, notamment dans le cadre des Ferienkurse de Darmstadt où il vient dès 1952 entendre sa Deuxième Sonate interprétée par Yvonne Loriod, avant d’y revenir en 1956 pour une série d’interventions données en commun avec Stockhausen et Nono. Il y aura ensuite ses cours de composition à Bâle en 1961 à l’initiative de Paul Sacher, et enfin ceux du Collège de France (1976 à 1995).

C’est dans ces occasions qu’il rôde l’activité de théoricien, avant que sa réflexion ne s’exprime à travers de nombreux écrits, que ce soient sa célèbre analyse du Sacre du printemps (Stravinsky demeure, 1953) ou son fondamental Penser la musique aujourd’hui (1963). Il y définit un rapport au matériau sonore inédit, déductif, inventif, complexe, forgeant la notion de multiplication d’accords. Un concept qui permet de sortir le sérialisme d’une pensée mélodique pour au contraire explorer des champs harmoniques librement exploitables, « sculptables », recherches qu’il renouvelle, poursuit et enrichit jusque dans ses compositions les plus tardives.

Le polémiste

En marge du théoricien, un polémiste féroce semble sourdre, toujours prêt à prendre le relais, souvent mordant, son « Joli navet » adressé à André Jolivet n’ayant rien à envier à ce « Cher d’Indouille » que Debussy réservait à Vincent d’Indy, bien qu’il lui arrive parfois d’être moins flamboyant comme lors de l’altercation télévisée avec Michel Schneider, ancien directeur de la musique et de la danse du Ministère de la culture (le 19 février 1993, chez Bernard Pivot).
Deux de ses phrases ont fait couler beaucoup (trop ?) d’encre, qui permettent de resituer et préciser sa pensée combative. La première pourrait terrifier : « Tout musicien qui n’a pas ressenti – nous ne disons pas compris, mais bien ressenti – la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque ». Il importe d’insister ici sur le « ressenti » opposé au « compris ». Il ne s’agit pas pour Boulez d’imposer une technique ou une esthétique, mais simplement d’affirmer qu’une révolution copernicienne de la pensée musicale s’est accomplie. Pour prendre l’exemple de musiques diverses, il est tout à fait possible de soutenir que les compositeurs spectraux ou Steve Reich ont ressenti cette nécessité et lui ont donnée des réponses personnelles et originales. La seconde citation contredit la première, plaçant cette fois le projet boulézien sous l’éclairage d’Antonin Artaud lisant ses propres textes, en éructant, et affirmant une liberté expressive sauvage et originale : « De plus en plus, j’imagine que pour le créer efficace, il faut considérer le délire et, oui, l’organiser ».

Paradoxes : Créateur attachant et fascinant pour les uns, insupportable, sectaire, cassant et dictatorial pour les autres, formidablement secret sur sa vie privée, l’homme ne correspond pas à de tels raccourcis. Généreux, n’hésitant pas à financer de sa poche un concert d’un compositeur qui sans cela aurait été déprogrammé, refusant de toucher personnellement une bourse pour la réinjecter dans la recherche, disponible, d’accès aisé et chaleureux, proche des interprètes qu’il dirige – contrairement à de trop nombreuses stars de la baguette –, Pierre Boulez semble définitivement insaisissable.

Le compositeur

Si le centre de la vie de Pierre Boulez est bien la composition, qu’en dire ? Nous lègue-t-il une œuvre ? En d’autres termes, le jouera-t-on encore dans un siècle ?

Paradoxalement, le recul semble le consacrer comme le plus classique des révolutionnaires, le plus attaché à la Musique avec un grand « M ». Chez le chantre de la tabula rasa, chez celui qui a souvent exploré des territoires « à la limite du pays fertile » pour citer Paul Klee, pas de concert d’hélicoptères, pas de minutes de silence, pas de sons sursaturés ou de grincements de portes mêlés aux soupirs. À l’exception de ses œuvres qui font appel à l’informatique ou à la spatialisation, tout se joue avec les armes qui étaient déjà employées par Berlioz, celles des timbres, des lignes mélodiques, des rythmes, des trouvailles sonores. Gageons que le temps dégagera à quel point cela s’inscrit dans la sonorité française, dans la lignée des grands harmonistes tels que Debussy.

Baden Baden, 2009
Baden Baden, 2009
- Photo Philippe Gontier

A lire
Proposons pour le lecteur curieux de l’écriture boulézienne une progression subjective au sein de son œuvre, selon nous du plus abordable au plus crypté.
Autant partir d’une des rares œuvres récentes régulièrement bissées en concert, les Notations, dans leur version pour orchestre (1980/1999, 1946 pour la version pianistique), qui exploitent un orchestre chaleureux, coloré, explosif.
Pour poursuivre, Le Visage nuptial (1947–1989) s’impose, nervosité du jeune compositeur, pattes de mouche rythmiques, incandescence, sensualité et envoûtement. Les compositions de la dernière manière ensuite, Sur Incises (1996–1998), Mémoriale (1985) ou Anthèmes II pour violon et dispositif (1997), chefs-d’œuvre du Boulez adouci et « hédoniste », à chaque fois univers complexes, séduisants, élégants, trillés, aux puissantes trouvailles harmoniques.

A écouter

À découvrir plutôt en concert tant l’espace y occupe une place essentielle, Répons (1981–1984), œuvre phare de ses tournées internationales, qui enchâsse un orchestre disposé au centre de l’espace scénique, six solistes qui entourent le public et six enceintes qui les traitent en temps réel, véritable aventure sonore.
Schoenberg est à jamais associé au Pierrot lunaire et Stravinsky au Sacre du printemps, raccourcis bien sûr, mais raccourcis féconds. Boulez devrait, pour l’Histoire de la musique, s’y inscrire comme le compositeur du fulgurant Marteau sans maître (1955) qui, selon Dominique Jameux, met fin à la « parenthèse rigoriste » du début des années 50. Musique de chambre avec voix sur des poèmes de René Char, aux aspects cérémoniels et hiératiques proches du Japon, une des pièces préférées de Stravinsky.

Arrêtons-nous pour finir sur Éclat (1965) pour 15 instruments. Parfois qualifié de concerto pour chef d’orchestre en raison de l’ouverture de l’œuvre, imprévisibilité composée laissée à la discrétion du chef qui, d’un geste de la main, peut inverser des séquences, changer des nuances ou raccourcir et allonger des temps. Œuvre secrète, elle manifeste une face cachée, cryptée. Pour qui connaît le vers « cet unanime blanc conflit d’une guirlande avec la même » de Mallarmé, la cadence pour piano initiale, lutte entre les registres graves et aigus, prend tout son sens. Quant aux « vols qui n’ont pas fui » du même poète, ils se manifestent dans le centre de la composition, les notes se gelant progressivement, métaphore du cygne mallarméen prisonnier de son reflet dans le lac l’hiver venu. Chez Boulez, la poésie se niche souvent dans la structure et demande à être comme apprivoisée !
Si le virus a pris, les autres compositions trouveront progressivement leur place dans un attachement profond à la musique de Pierre Boulez (Pli selon pli, les Sonates et la Sonatine, Rituel, Cummings ist der Dichter, Domaines, Le Soleil des eaux, etc.) qui permettront d’apprécier à sa juste mesure le chemin parcouru de la fulgurance initiale à la maîtrise centrale, et qui aboutissent, enfin, à un plaisir jamais séparé du raffinement.

Claude Abromont

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